Je le repère tout de suite dans la foule massée derrière les barrières de l’aéroport. Son grand corps déployé maintient son béret de l’armée indienne au-dessus des têtes brunes. Pas de doute, il est là. Pour moi. Caché derrière sa caméra, je le vois avant lui. Il ne s’attendait pas à une sortie si rapide. Signe du destin, mon minuscule sac à dos était le premier à tourner sur le tapis roulant. L’Inde est à mon diapason. Elle s’impatiente. Hadrien a le réflexe d’appuyer sur le bouton. J’ai l’impression de marcher sur la lune.
Nous nous étions rencontrés à Paris, lui étudiant en pas grand chose et moi revenue de tout le reste. Il voulait partir, sillonner le monde, se glisser dans un cargo et découvrir de nouveaux continents depuis des quais brumeux. Je l’écoutais en me demandant comment j’allais survivre à son départ. La sensibilité d’Hadrien me touchait, m’effleurait, m’énervait : ce jeune homme de bonne famille aux multiples talents me ramenait confusément vers une jeunesse à laquelle j’avais tourné le dos.
Ce n’est pas simple d’avoir 50 ans sans avoir eu le temps d’en avoir 20. Chaque jour qui passe nous éloigne inexorablement de ce que nous aurions pu vivre si…Et quand le pli de « ne pas oser » est pris, il nous marque à vie. Comme une balafre au milieu du visage. Seule une plongée au plus profond de nous-même peut un jour nous permettre de retrouver la fraicheur intacte des couleurs d’autrefois…Mais les pans du rideau sont lourds à soulever.
La vie m’offre aujourd’hui le cadeau de fouler le pays aux mille couleurs, espérons que j’y retrouve quelques nuances oubliées.
Il y a des noms qui font rêver. Madras, comme Pondichéry ou Chandernagor en fait partie. Je suis toujours attentive à la première impression. Celle que je ressens cette nuit en descendant de l’avion, enveloppée d’air moite et de parfums mêlés, c’est la joie. Pour sûr, une joie immense.
La mémoire est étonnante. En touchant le sol, je me surprends à chantonner « Adieu foulard, adieu Madras, adieu grain d’orge et collier chou, doudou à moi, i va partir, hélas, hélas c’est pour toujours…».
J’avais cinq ans. J’arrivais comme chaque année dans une nouvelle maison, une nouvelle école, une nouvelle vie. Mes camarades de classe de cette petite ville endormie de province portaient le même tablier que moi. Le pantalon n’existait que dans l’école d’à-côté, celle des garçons. Nous écrivions à la craie sur des ardoises le résultat des additions inscrites sur le tableau noir. Nous apportions, à tour de rôle, un peu de papier et de bois pour alimenter le poêle à bois qui trônait au milieu de la classe. Alors que mai 68 avait mis quelques mois plus tôt la Capitale sens dessus-dessous, avait bloqué une grande partie du pays des adultes, nous commencions tranquillement à découvrir au fil des pages le quotidien de « Daniel et Valérie » dans un décor champêtre où « une mule trotte dans l’écurie ». Mais pour une fois j’avais de la chance : nous étions deux nouvelles et l’autre était extraordinaire. Elle venait des Antilles. On me laissa donc en paix. La maîtresse lui avait demandé de nous apprendre une chanson qu’elle connaissait et ce fut Madras. Aucune maîtresse ne m’a jamais demandé de leur apprendre une chanson que je connaissais. Je me demande aujourd’hui ce que j’aurais proposé…
Hadrien me dit “Viens, on va fêter ton arrivée”. Il se faufile à travers la horde de rabatteurs de taxis. Je le suis comme un poisson pilote colle au requin, bien décidée à apprendre rapidement à nager dans ces eaux surpeuplées du bout du monde.
À suivre…
Evelyne
mai 18, 2018hm… je sens l’odeur de la craie, le parfum des épices, le mystère et la palpation des retrouvailles…
A l’heure de l’indigestion d’images, j’apprends à déguster la singularité des mots et la patience des chemins de traverse.