Chère grande amie,
Je suis venue te voir.
Je le sais, nous avions rendez-vous, au delà des ans, au-delà des modes, au-delà des mots.
Je veux être sincère.
Enfant, sur les bancs de l’école républicaine, “François le Champi” à la main, je m’étais endormie. Tes récits m’ennuyaient, je te trouvais fade et te préférais Balzac, Hugo, Zola. Je ne savais pas encore qu’ils étaient tes amis.
Jeune femme je t’avais fugacement croisée lors d’un séjour à Majorque. Brève, trop brève rencontre, je n’étais pas prête. Toi non plus d’ailleurs, voyage détestable avais-tu écrit alors. C’était sans appel. Les dépliants touristiques ne t’en tiennent nullement rigueur, ton nom y frappe joyeusement monnaie aujourd’hui.
En 2013, liseuse infatigable, je découvrais Becherel, la Cité du Livre bretonne, faite pour moi avec sa pluie de galettes et de livres. Je tombais par hasard sur ce que je ne savais pas que je cherchais, Histoire de ma vie, ton autobiographie. J’ai littéralement avalé ton premier tome qui se terminait à la sortie du couvent. Tu savais que tu avais déjà accumulé tous les matériaux qui allaient t’être nécessaires pour le reste de tes jours. Bien avant les théories de Freud et l’analyse de la psyché, tu avais intuitivement compris que tout nous venait de l’enfance, nos forces comme nos faiblesses, nos croyances, nos limitations. Etre né quelque part, chante Maxime Le Forestier, c’est toujours un hasard. Toi, tu sais bien que “Le hasard bavarde, le génie écoute”.
Et enfin ce déjeuner il y a quelques jours : le week-end prochain, je vais à Nohant, me dit l’homme, drôle de cadeau pour mon anniversaire non ? qu’y a t’il à Nohant, a-t-il demandé à ses enfants… Mon esprit vagabonde déjà, je n’écoute plus, je suis à Nohant avec toi, George, et tous les mots que tu avais religieusement confiés à Histoire de ma vie, remontent en moi, comme éclairés différemment. Je ferme les yeux et je te suis pas à pas. Tout, tu auras tout fait, courir avec les paysans, porter le voile, te marier, divorcer, aimer des hommes plus vieux, plus jeunes, des femmes, écrire des romans, des tracts, te battre pour la République, conduire le panthéon de Nadar, mourir la plume à la main.
Ta vie me fait soudain terriblement envie, riche, frénétique, productive jusqu’au bout, jusqu’à la dernière seconde, l’ultime souffle, l’inspiration jusqu’à l’expiration.
Mon retour à la maison ce soir-là restera dans les annales : je suis en fusion, je suis hors de moi, je bafouille et me trompe de mot, d’idée, Nohant, la femme, l’homme, la liberté, la politique, l’écriture, tout sort en vrac.
Mon compagnon parvient à me calmer et m’aide doucement à fixer mon point d’interrogation au bout d’une seule et unique phrase : suis-je ou non une femme libre ?
J’aurai tout le reste de ma vie pour y répondre et je vais m’y atteler.
Georges, je suis prête, je le sais, je n’ai plus le temps. Le chemin est là, juste devant moi, il ne me reste plus qu’à oser le premier geste et laisser être.
Aujourd’hui je suis enfin venue te voir, je suis venue respirer l’odeur des murs de ton royaume, je suis venue célébrer avec toi mon premier jour du reste de ma vie de femme libre.
Georges, j’ai ouvert les yeux en pensant à toi, j’ai écrit en pensant à toi, j’ai sauté dans le vide en pensant à toi, s’il te plait, écoute ma chanson.
En quittant le jardin que tu aimais tant, j’ai posé un petit caillou blanc et une plume sur ta tombe. Une mémoire. Une promesse.
Nohant, le 8 juin 2014
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